2018/07/10

À Barcelone, les étranges soutiens de Manuel Valls

L’ancien Premier Ministre, pressenti pour se présenter à la mairie de Barcelone, a participé plusieurs fois aux manifestations de la plateforme anti-indépendantiste Societat Civil Catalana, qui lui a récemment décerné un prix spécial. Les enquêtes du journaliste Jordi Borràs révèlent pourtant les liens troubles qu’entretiennent plusieurs des fondateurs de SCC avec l’extrême droite.

À Barcelone, ce 18 mars 2018, devant la gare de France, de nombreux intervenants se succèdent à la tribune de Societat Civil Catalana (SCC). La plateforme politique unioniste a convoqué ses militants pour tenter de rivaliser avec les grandes démonstrations de force des indépendantistes catalans, dont les manifestations peuvent accueillir plusieurs millions de personnes. « Promouvoir, diffuser et maintenir la cohésion et la coexistence entre les citoyens de Catalogne et de ceux-ci avec le reste des Espagnols », voilà l’objectif affiché par SCC, qui accueille lors de ses manifestations les figures les plus en vue du spectre politique anti-indépendantiste. « Nous sommes 200.000 », lance le président de l’organisation aux manifestants regroupés le long de l’avenue Marquès d’Argentera, tandis que la Guàrdia Urbana annonce quelques heures plus tard un chiffre de 7000 manifestants. À la tribune, un intervenant se détache et bénéficie d’une ovation exceptionnelle : Manuel Valls, l’ancien Premier Ministre français, délivre pendant treize minutes un discours enflammé, en catalan, en faveur d’une « culture généreuse, ouverte, et non pas fermée, repliée, raciste, séparatiste » et contre les velléités d’indépendance de la Catalogne.

Pour SCC, créée pour contrer les puissantes organisations transpartisanes indépendantistes – l’Assemblea Nacional Catalana (ANC) et Òmnium Cultural – en défendant les thèses du “catalanisme hispanique”, Manuel Valls est un soutien de poids. Le 16 décembre 2017, lors d’une conférence organisée par SCC, il assurait que « le discours du roi et les manifestations convoquées par Societat Civil Catalana en octobre » avaient été « fondamentales ». Le 23 avril dernier, l’ancien Premier Ministre était également à Barcelone pour recevoir des mains du président de SCC un prix “al seny” (que l’on peut traduire par “bon sens” ou “mesure”), lors d’une cérémonie qui a rassemblé plusieurs figures politiques opposées à l’indépendance.



Manuel Valls, le 23 avril dernier, reçoit le prix « al seny » des mains de l’actuel président de Societat Civil Catalana, José Rosiñol/ Crédits : SCC

DES LIENS DOCUMENTÉS
Pourtant, au-delà des mots d’ordre médiatiques mesurés de l’organisation, les liens de plusieurs de ses fondateurs avec l’extrême-droite ont été documentés. Le photojournaliste catalan Jordi Borràs, spécialiste des mouvements d’extrême-droite, en explique les ressorts dans un ouvrage intitulé Desmuntant Societat Civil Catalana, sous-titré « Qui sont-ils, que cachent-ils et que font-ils pour empêcher l’indépendance de la Catalogne », publié en 2015 aux éditions Saldonar. Jordi Borràs, qui ne cache pas son soutien à l’indépendance de la Catalogne, relate ainsi la présence, en sus de partis traditionnels anti-indépendantistes, de plusieurs mouvements d’extrême droite lors de la cérémonie de présentation de l’organisation au Théâtre Victoria de Barcelone, le 23 avril 2014. On pouvait ainsi y voir Santiago Abascal, soutien de Marine Le Pen et leader de la plateforme d’extrême droite VOX, ainsi que sa représentante à Barcelone ; cinq dirigeants – dont le secrétaire général – de la Plateforme pour la Catalogne (un parti farouchement islamophobe qui prend aussi pour exemple Marine Le Pen) ainsi que des représentants du Movimiento Social Republicano, un parti néo-nazi autodissous en janvier 2018. En outre, la Fondation Nationale Francisco Franco, qui s’attelle à préserver la mémoire du dictateur, avait-elle aussi envoyé une délégation. Dans son ouvrage, Jordi Borràs dresse une liste détaillée des nombreux mouvements d’extrême-droite qui ont assisté aux manifestations convoquées par Societat Civil Catalana depuis sa création, même si la plate-forme tente à présent de filtrer l’accès à ses événements.

Mais la présence de nombreuses factions d’extrême droite à la soirée de présentation de SCC est loin d’être le seul fil reliant l’organisation à l’extrême droite. Pour cela, il faut s’attarder sur les “socios” fondateurs de SCC. En avril 2014, l’organisation revendique 75 membres. Il est précisé que ses membres doivent recevoir l’aval de cinq membres du Conseil Consultatif, l’une des instances dirigeantes de SCC. Seulement, la structure entretient le mystère sur sa fondation. Jordi Borràs a pu consulter des documents internes à l’organisation : l’un d’eux dresse une liste de trente membres fondateurs. Parmi ces trente membres fondateurs, au moins dix ont des liens avérés avec l’organisation d’extrême droite Somatemps, dont le nom fait à la fois référence à la phrase “nous sommes à temps” et à des milices d’autodéfense du siècle dernier. Certains de ces fondateurs ont un passé plus lourd que leur seul militantisme à Somatemps, que même le journal El País, qui ne cache pas ses fortes critiques contre l’indépendantisme, qualifie de « formation d’extrême droite ».

Parmi ces dix noms, on trouve entre autres celui de Josep Alsina, actuel président et porte-parole de Somatemps. Dans les années 1970, explique Jordi Borràs, il milite dans les rangs du Partido Español Nacional Socialista. Après la dissolution du parti néo-nazi, il rejoint la formation néo-franquiste Fuerza Nueva, pour laquelle il sera candidat à Barcelone en 1982. Il a également dirigé la revue révisionniste Nihil Obstat. On peut également citer le professeur Javier Barraycoa, secrétaire régional de la CTC, un groupe carliste ultra-conservateur opposé au divorce, à l’avortement, à l’euthanasie ou encore à la laïcité. D’après Borràs, Barraycoa a participé à un hommage consacré aux combattants carlistes sous la bannière franquiste. Il a également présenté l’un de ses ouvrages au siège du parti néo-fasciste Democracia Nacional. A cette occasion, les participants ont respecté une minute de silence à la mémoire de la División Azul, un groupe de soldats de l’armée franquiste envoyés en Russie pour combattre aux côtés du IIIe Reich. L’un des autres fondateurs de SCC et Somatemps, l’entrepreneur José Montoro, a lui été candidat pour Juntas Españolas, un parti créé après la fin des franquistes de Fuerza Nueva. Au-delà des dix membres fondateurs de SCC liés à Somatemps, on pourrait également citer le cas de Jorge Buxadé, juriste traditionaliste qui fut candidat de la Phalange Espagnole, l’un des plus célèbres mouvements franquistes, lors des élections régionales de 1995.



La page d’accueil de la maison d’édition Galland Books, avec une large bannière consacrée aux soldats franquistes de la División Azul/ Capture d’écran.

En septembre 2014, SCC parraine l’ouvrage Nos duele Cataluña: 15 españoles con seny. C’est son président d’alors, Josep Ramon Bosch, qui présente l’ouvrage édité par la maison d’édition Galland Books, du nom d’Adolf Galland, pilote de l’armée nazie durant la Seconde Guerre Mondiale, qui publie essentiellement des ouvrages en relation avec les armées franquistes et nazies. Sur la page d’accueil du site web de l’éditeur, on trouve une large bannière redirigeant vers un forum consacré à la sauvegarde de la mémoire des militaires franquistes de la « División Azul », évoqués plus haut.

JOSEP RAMON BOSCH, LE FONDATEUR

Mais parmi les membres fondateurs de SCC, il reste à évoquer l’un des plus importants. Fondateur de Somatemps, Josep Ramon Bosch fut le premier président de SCC. Le 24 février 2015, un journal catalan révèle que Bosch aurait assisté à une cérémonie organisée par la Fondation Francisco Franco, le 18 juillet 2013, jour anniversaire du coup d’État franquiste de 1936. Si Bosch nie y avoir participé, un dirigeant local du Parti Populaire (dans lequel Bosch a milité) certifie au journal qu’il était bien présent, comme le confirmeront deux semaines plus tard des sources internes à SCC citées par le journal El País. Le même journal catalan, NacióDigital, révèle également un commentaire qu’aurait écrit un an plus tôt sur Facebook Josep Ramon Bosch. Sur un post à la gloire de Blas Piñar, décédé quelques jours plus tôt, il qualifie l’homme politique franquiste de « grand homme » et termine son message par « AE », les initiales du slogan franquiste « Arriba España ». Blas Piñar, directement nommé par Franco, conseiller principal du Movimiento Nacional, fonda à la mort du dictateur le parti franquiste Fuerza Nueva puis le Frente Nacional, conçu avec le soutien de Jean-Marie Le Pen. Dans son ouvrage, Jordi Borràs détaille d’autres identités numériques par lesquelles Josep Ramon Bosch s’adonnerait supposément, entre autres, à l’insulte et aux menaces envers des personnalités indépendantistes, ainsi qu’à la diffusion de vidéos d’apologie des extrêmes droites européennes, à renforts d’hymnes mussoliniens et nazis. Bosch a toujours nié être l’auteur des différents messages. Le 11 janvier 2017, la justice a décidé de classer la plainte de l’association Drets, qui protestait contre les messages injurieux, puisque les faits étaient prescrits. 12 jours après l’annonce de la plainte, pourtant, Josep Ramon Bosch démissionnait de ses fonctions à la tête de Societat Civil Catalana.

Pour SCC, l’afflux de personnalités du PSC, le Parti des Socialistes de Catalogne de Miquel Iceta, anti-indépendantiste, permet de promouvoir une image de rassemblement inter-partisan contre l’indépendance de la Catalogne. Une image qui a pu convaincre jusque dans les rangs du Parlement Européen, qui annonce le 19 novembre 2014 la remise à SCC du Prix Citoyen Européen, sur proposition d’un eurodéputé du Parti Populaire de Mariano Rajoy. Plusieurs voix s’élèvent alors contre ce choix ; une motion du parlement catalan est votée à l’initiative des écologistes et communistes d’ICV-EUiA ; l’avocat Eduardo Ranz, spécialiste des questions mémorielles sous le franquisme, écrit à l’antenne madrilène du Parlement Européen pour protester contre les liens de SCC avec l’extrême droite ; enfin, un manifeste signé par diverses associations et soutenu par plusieurs députés européens, dont l’écologiste José Bové, mais aussi par un ancien membre de SCC qui a quitté l’organisation pour son manque de clarté envers l’extrême droite, demande l’annulation du prix en arguant que « l’apologie du franquisme et du nazisme sont incompatibles » avec les valeurs européennes.

Du côté de SCC, on nie formellement ces liens, pourtant documentés, avec l’extrême-droite. Dans son ouvrage, Jordi Borràs explique ainsi la nature de l’entité : « SCC n’est pas une association d’extrême droite. C’est une chose pire encore. SCC est une entité qui prêche et revendique des valeurs démocratiques tout en étant codirigée et stimulée par des militants d’extrême droite. Il ne s’agit pas d’activistes d’extrême droite qui auraient « infiltré » l’association […] mais de la coexistence entre des secteurs de l’extrême droite et d’autres supposément progressistes qui n’ont pas seulement toléré ce lien, mais l’ont aussi occulté […] depuis la naissance même de l’association ».




À Barcelone, le 18 mars 2018, Manuel Valls (main tendue) en compagnie de Josep Ramon Bosch (cheveux gris et veste matelassée), fondateur de SCC et de Somatemps/ Crédits : Téo Cazenaves

Si Josep Ramon Bosch, fondateur de Somatemps et de SCC, a quitté ses fonctions de président de la plateforme unioniste en 2015, quelques jours après la plainte déposée par Drets contre lui, il continue à naviguer dans les environs de l’association. Le Média a ainsi pu constater sa présence, le 18 mars 2018, aux côtés de Manuel Valls, lors de la manifestation organisée par SCC. Les deux hommes se sont également rencontrés le 23 avril dernier, à l’occasion de la remise du prix décerné par SCC à Manuel Valls. Enfin, pour la modique somme de 130 euros, on pourra écouter à Santander, en juillet prochain, les commentaires de l’ancien Premier Ministre français lors d’un colloque consacré au Procés catalan – sans que les organisateurs n’aient jugé pertinent d’inviter aucun intervenant pro-indépendance –, pour lequel le mot inaugural sera donné par le même Josep Ramon Bosch.

Contacté par Le Média, Manuel Valls nous a fait savoir par le biais de ses collaborateurs qu’il ne souhaitait pas répondre à nos questions. Le mois dernier, devant l’Assemblée Nationale, il a cependant accepté de répondre à celles de Cake Minuesa, collaborateur du média d’extrême droite Intereconomía.


Crédits photo de une : Téo Cazenaves

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